Pendant que cette étude paraissait dans un magazine parisien, quelques-unes des personnes qui voulaient bien en suivre la lecture me présentèrent deux objections "sur le fond", comme on dit au Palais, qui me touchèrent vivement. Les voici, aussi nettement formulées qu'il m'est possible:
Tandis que Maud s'asseyait devant le bureau du petit salon et écrivait vivement un télégramme bleu, sa mère, Mme de Rouvre, étendue tout près d'elle sur une chaise longue, dans une posture ankylosée de rhumatisante, reprit son roman anglais et se mit à lire.
Le bureau -- trop bas pour la longue taille de Maud -- était un de ces meubles en acajou foncé, bizarres et commodes, que Londres fabrique et que Paris commence à adopter. De même, l'ameublement du petit salon et de l'autre, beaucoup plus vaste, qu'on apercevait par l'ouverture d'une grande baie, sans rideaux, portait l'empreinte de ce go?t d'outre-Manche, amusant et un peu faux, où se réfugie l'élégance moderne, blasée, pour les avoir trop vus, sur les purs et délicieux styles fran?ais du siècle dernier. C'étaient des chaises en batons courbés, laquées de blanc ou de vert pale, des fauteuils larges à l'excès, en acajou marqueté de bois des ?les, pourvus, au lieu des moelleux oreillers de plume et de soie, de simples coussins plats en maroquin. Les tentures, les portières laissaient tomber des frises leurs plis droits de corah monochrome, de crêpe léger à grandes fleurs orangées, mauves ou glauques. Un feutre ras, d'un ton mousse tirant sur le jaune, étendait par terre une sorte de pelouse unie, -- le gazon fra?chement tondu d'un parc britannique.
Et l'appartement, comme sa décoration, témoignait d'un go?t résolu de modernité, informé des commodes d'hier, décidé à les utiliser. C'était le second étage d'une de ces colossales maisons dont un architecte parisien a doté récemment plusieurs avenues voisines de l'Arc de Triomphe. Celui-ci donnait avenue Kléber, tout près de la place de l'étoile: quinze fenêtres de fa?ade, la superficie d'un vaste h?tel, en plain-pied. Chacune des trois habitantes (Mme de Rouvre divorcée, puis veuve, vivait avec ses deux filles, Maud et Jacqueline) y avait son chez-soi indépendant, ouvrant sur la longue galerie parallèle à la fa?ade. Les jours de bal, un immense hall mobile, occupant toute la cour intérieure de la maison, se montait à l'aide d'ascenseurs au niveau de chaque étage et en doublait l'étendue.
Maud de Rouvre ne déparait point ce cadre, dont elle avait voulu et combiné la moderne élégance. Malgré des hanches rondes et un buste épanoui, elle paraissait mince par la longueur flexible de sa taille, la grace tombante des épaules, la petitesse de la tête pale, couronnée de cheveux bruns, mais d'un brun rare, point nommable, comme un tissu d'or qu'on aurait bruni et qui laisserait transpara?tre, sous la patine, le roux lumineux du métal. Ces lourds cheveux bruns, relevés à la japonaise, découvraient un front étroit, souligné par les sourcils nets comme un trait de pinceau, par les yeux médiocrement grands, mais d'un éclat bleu incomparable; et le nez encore était charmant, mince d'en haut, élargi aux narines, avec ce léger relèvement de la pointe qui donne au visage un air de mutinerie hautaine, et décide, au Conservatoire, la vocation des grandes coquettes. Seule, la bouche rompait un peu l'harmonie des traits: petite, meublée de dents merveilleuses, mais plut?t arrondie que fendue, avec des lèvres où un médecin curieux de stigmates dégénérescents e?t noté les plis verticaux, à peine perceptibles. Et il e?t sans doute rapproché cet indice de la forme des mignonnes oreilles qui, par en bas, s'attachaient à la tête presque sans lobe.
Mais qui sait ? Peut-être ces légères inharmonies, rompant la monotonie de la beauté féminine convenue, sont-elles l'attirance suggestive, l'appat de mystère par quoi de telles femmes deviennent les plus dangereusement aimées. Celle-ci, penchée sur le blotterde maroquin, couvrant d'une longue écriture rapide le carré de papier, fixait invinciblement le regard, qui e?t glissé peut-être, avec indifférence, sur des formes et des traits plus classiques. Sa simple robe de crêpe gris, à ceinture de faille, sans un volant, sans un bijou; ses mains longues, nues de bagues; la fra?cheur de camélia de sa peau, et on ne savait quoi d'indécis dans le dessin des bras et l'attache du cou, la montraient jeune fille encore, -- non plus fillette, mais la vingtième année à peine franchie... Et les hanches larges, et le corsage m?r, et les yeux aux prunelles fixes qu'elle levait maintenant du papier, mordillant les barbes de sa plume, le front barré d'une ride par la recherche d'un mot rebelle, -- encore on ne savait quoi de définitif, d'achevé, d'un peu désabusé même dans l'attitude, dans le regard, eussent fait hésiter et demander: "Est-elle femme ?" De vrai, suivant les jours, suivant ses toilettes, elle s'entendait appeler "Mademoiselle" ou "Madame" dans les magasins où, depuis longtemps, son coupé la menait presque toujours seule, Mme de Rouvre aggravant de rhumatismes chroniques son indolence naturelle de créole.
Rien ne ressemblait moins à Maud que cette pauvre mère valétudinaire, en ce moment étendue sur la chaise longue, le visage angoissé" par les coups de lance intermittents de son mal, -- et ne lisant plus son Tauchnitz tombé de ses mains sur le tapis. Elvira Hernandez avait été belle pourtant, des miniatures de sa jeunesse en témoignaient, au temps où Fran?ois de Rouvre, gentilhomme girondin en quête de fortune, débarqué à Cuba, vers 1868, s'en faisait aimer et l'épousait, trouvant ainsi, du premier coup, la riche aventure qu'il venait chercher. De cette beauté, nulle trace ne demeurait à présent, dans ce corps réduit par l'arthritisme, ni dans ce visage incroyablement plissé, bouffi, raviné, comme bouilli, qu'elle poudrait outrageusement, ce qui achevait l'apparence de duègne à laquelle peu d'Espagnoles échappent, la quarantaine venue. Déchue de sa grace, il lui demeurait, au milieu même des souffrances, la frivolité, l'insoucieux optimisme de la jeunesse, avec un go?t persistant de la parure, des chiffons voyants, des gros bijoux d'or et des pierres colorées, et il fallait l'autorité despotique de Maud pour l'empêcher de vêtir encore, les jours de promenade, les toilettes de perruche qu'elle se commandait en cachette. Au contraire, quand les rhumatismes la tenaient, elle se négligeait à l'excès, gardait jusqu'au soir le vêtement mis au sortir du lit. Aujourd'hui, par exemple, bien que ce f?t mardi, son jour de réception, elle tra?nait encore, à deux heures après midi, roulée dans une vieille robe de chambre brune à rubans havane, point peignée, point lavée, sous la farine qui lui blanchissait les joues.
Maud achevait son télégramme, le signait, le datait, -- 4 février 1893; -- puis, mouillant légèrement son doigt, elle le passait sur la lisière gommée, et tra?ait l'adresse.
-- A qui écris-tu ? demanda la mère.
-- A Aaron. Il passe toute l'après-midi à son bureau; j'envoie le "bleu" au Comptoir catholique.
Mme de Rouvre se tourna sur sa chaise en geignant:
-- Et qu'est-ce que tu lui veux, à ce vilain bonhomme ?
-- Je veux une loge à l'Opéra, demain, pour la première... Je lui dis de l'apporter ce soir. Je l'ai si mal re?u mardi dernier qu'il n'ose plus se montrer. Mon petit billet réparera tout, et nous le verrons arriver à cinq heures, faisant des graces.
Maud garda quelque temps le télégramme dans ses doigts, jouant avec. Elle reprit:
-- Directeur du Comptoir catholique, cela sonnera bien pour les Chantel.
Mme de Rouvre se récria:
-- Pour les Chantel ! je pense que nous n'avons pas besoin de leur montrer ce personnage, faux Alsacien, faux catholique, qui exploite les curés, les bonnes soeurs, les communautés religieuses, et se permet de dire partout qu'il est amoureux de toi, comme si une demoiselle de Rouvre était pour un usurier francfortais, et marié, encore ! Mme de Chantel, pour la première fois où elle met les pieds ici, y trouvera mieux que ?a... Nos mardis sont assez suivis !
Maud laissait parler sa mère avec un sourire moitié triste, moitié ironique.
-- Oui, très suivis, murmura-t-elle. Un peu trop de gens de ministère seulement; trop de monde des réceptions ouvertes. Des attachés de cabinet comme Lestrange, des secrétaires députés comme Julien, le résidu des relations de cercle de papa, et nos connaissances de villes d'eaux; ce n'est pas ?a qui impressionnera des gens de vieille roche comme Maxime et sa mère.
-- Et Mme Ucelli ?
-- Oh ! celle-là !
-- Comment, celle-là ? l'amie de la duchesse de la Spezzia ?...
-- Justement, interrompit la jeune fille. Cela se dit un peu trop. Si elle rencontre ici les Chantel, il ne faudra pas parler de la duchesse de la Spezzia.
-- Penses-tu que nous aurons les deux Le Tessier? demanda Mme de Rouvre après un silence.
-- Paul, ce n'est pas s?r; il y a aujourd'hui une discussion importante au Sénat sur le privilège de la Banque de France; il doit parler. Mais Hector viendra certainement, comme tout les mardis.
-- Eh bien ! je suppose que si Maxime et sa mère rencontrent ici un sénateur, futur ministre, comme Paul, une sorte de princesse, comme Mme Ucelli...
-- Un directeur de grande société financière catholique, comme Aaron, interrompit Maud ironiquement.
-- Et un gentleman accompli, un homme de sport très en vue, comme Hector...
-- Ils auront lieu d'être satisfaits, conclut la jeune fille. Dieu le veuille !...
-- Crois-tu donc qu'ils en voient tous les jours autant ? Je voudrais assister à une de leurs réceptions, là-bas, en Poitou, à Vézeris !
Maud se leva et pressa le bouton électrique voisin de la cheminée.
-- Oh! fit-elle, je ne sais pas qui les Chantel re?oivent à Vézeris ! c'est peut-être des gens très nuls et très ridicules, mais je suis convaincue que c'est tout ce qu'il y a de plus noble, tout ce qu'il y a de plus respectable et tout ce qu'il y a de plus calé dans la contrée.
Mme de Rouvre répondit:
-- Bah !... Personne n'est si simple que Mme de Chantel. Rappelle-toi cet été, aux boues de Saint-Amand, comme nous nous entendions bien ensemble ! Nos après-midi de bezigue... Nos promenades c?te à c?te, dans les pousse-pousse...
-- C'est vrai, fit Maud pensive, vous faisiez très bon ménage, toutes les deux.
Elle cherchait, sans se l'expliquer, quels fils invisibles avaient pu lier si aisément, dans la solitude d'une petite station du Nord, le vieil oiseau écervelé qu'était sa mère avec la rigide provinciale, sorte de puritaine catholique et noble, qu'était la mère de Maxime de Chantel.
"Toutes les deux sont pieuses, pensa-t-elle, pieuses avec un peu d'exagération; chacune d'elles a la même maladie avec des accidents différents, et croit l'autre plus malade que soi. Et puis tout cela est mystérieux. Pourquoi ai-je plu à Maxime, moi ?"
Debout contre la cheminée, elle évoquait les quatre journées que Maxime de Chantel était venu passer près de sa mère, à Saint-Amand, et durant lesquelles elle l'avait senti se prendre, se ligoter à elle, malgré lui et presque sans qu'elle y aidat. Brusquement, il était parti, il s'était enfui dans la solitude de Vézeris, où il dirigeait une vaste entreprise agricole. Durant des mois, on n'avait eu de ses nouvelles que par les lettres de Mme de Chantel à Mme de Rouvre. Maud pensait: "N'importe... Il m'aime. On ne m'oublie pas." Et voici qu'il venait, en effet, accompagnant sa mère qui voulait consulter un médecin à la mode.
-- ... Mademoiselle désire ?...
C'était la femme de chambre, appelée par le coup de sonnette de Maud.
-- Tenez, Betty, faites porter ?a au télégraphe. Vous pouvez allumer le feu dans le grand salon, mais avant, fermez le calorifère. On commence à étouffer, ici.
-- Bien, mademoiselle.
-- A quatre heures et demie, vous irez chercher vous-même Mlle Jacqueline à son cours. Vous la prierez de s'habiller tout de suite et de venir m'aider à servir le thé au salon.
-- Oui, mademoiselle. C'est tout ?
-- Oui... Ah! attendez. Vers trois heures, il viendra une personne... une jeune fille... qui me demandera. Vous la ferez entrer ici, directement, sans passer par le grand salon, et vous me préviendrez.
-- Même s'il y a du monde ?
-- Même s'il y a du monde. Mais il n'y aura personne, à cette heure-là.
-- Qui vas-tu donc recevoir ? demanda Mme de Rouvre, se dressant péniblement sur son séant.
-- Tu ne connais pas... C'est une amie de couvent que je n'ai pas revue depuis ma sortie de Picpus.
-- Qu'est-ce qu'elle te veut ?
-- Mais je n'en sais rien, fit Maud avec un peu d'impatience. Je sais seulement qu'elle a besoin de me voir.
-- Et elle s'appelle ?
-- Duroy... Etiennette Duroy.
Mme de Rouvre réfléchit un instant:
-- Etiennette Duroy... Non... Je ne me rappelle pas.
-- Tu ne te rappelles jamais rien, répliqua Maud.
Rompant la conversation, elle alla soulever le rideau de la fenêtre; elle regarda, dans l'avenue légèrement feutrée de neige malgré un clair soleil d'hiver, circuler les voitures aux vitres levées, les passants emmitouflés qui pressaient le pas.
La femme de chambre, demeurée sur le seuil du petit salon, demanda:
-- Mademoiselle n'a plus besoin de moi ?
-- Non, répondit Maud.
-- Moi, ma fille, dit Mme de Rouvre en achevant de se mettre sur pied, vous allez me conduire chez moi... Dis donc, Maud !
-- Maman ?
-- Il n'est pas nécessaire que je me presse, n'est-ce pas ?
-- Non. Reste dans ta chambre jusqu'à ce que Mme de Chantel arrive, je te ferai prévenir.
-- Bon. Allons, Betty, votre bras.
Elle s'en allait par le grand salon, appuyée sur la femme de chambre, la jambe gauche lourde et tra?nante. Avant de sortir, elle se retourna:
-- Maud !
-- Quoi, mère ?
Elle rejoignit Mme de Rouvre, tachant de brider son énervement... La malade cherchait ses mots, comme embarrassée de ce qu'elle avait à dire.
-- Cette aigrette, fit-elle, tu sais ?... en strass ancien, que nous avons vue l'autre jour au "Vieux Japon"...
-- Oui... Eh bien ?...
-- Eh bien... J'ai oublié de te dire: j'ai écrit. On l'apportera ce soir.
Maud devint rose, subitement; le pli de son front se creusa, et ses yeux bleus noircirent:
-- Mais c'est absurde !... Voyons, ajouta-t-elle en se ma?trisant, quel besoin avais-tu ?...
-- Besoin, non, évidemment, répliqua Mme de Rouvre... Cela me faisait plaisir... et je n'ai pas tant de distractions, n'est-ce pas ? On apportera la note en même temps. Nous n'en sommes pas à compter avec trois cents francs de plus ou de moins, je pense ?
Maud ne répliqua pas; tandis que sa mère s'éloignait au bras de Betty, elle rentra dans le petit salon. Sur le bureau, elle prit distraitement un mince porte-plume en bois, souvenir d'une plage; mais ses doigts étaient si tremblants qu'elle le brisa. Elle en jeta les morceaux dans la cheminée. Betty se montra de nouveau:
-- Mademoiselle ?
-- C'est cette dame, déjà ?
-- Non, mademoiselle, c'est M. Julien.
Maud frappa de la main le marbre de la cheminée:
-- Perdez donc l'habitude, Betty, de dire: "Monsieur Julien" tout court, quand il s'agit de M. de Suberceaux. Devant le monde, surtout, c'est ridicule... Pourquoi n'entre-t-il pas, M. de Suberceaux ?
-- C'est Joseph qui a ouvert... Il ne savait pas où était Mademoiselle. Alors, M. Jul... M. De Suberceaux est allé, sans demander, dans la chambre de Mademoiselle.
Betty avait dit sa phrase tout simplement; Maud ne parut point surprise.
-- Eh bien ! prévenez-le que je l'attends ici.
Restée seule, elle se regarda dans la glace de la cheminée, sans coquetterie, par instinct de mondaine qui va, pour la première fois de la journée, être vue par un homme, f?t-ce un frère ou un vieil ami.
Julien de Suberceaux parut sur le seuil du petit salon: un homme de trente ans à peine, vêtu avec une extrême recherche, à la fa?on d'un élégant de 1830. Il était grand, musclé et mince, avec un visage sec et mat comme en ont les Basques, presque pas de moustache, mais d'admirables cheveux bruns qu'il portait un peu longs. Et l'expression de ce visage à méplats nets, à menton étroit, à lèvres fines, à nez rigide, e?t été dure, presque mena?ante, sans la clarté de beaux yeux clair, bleu de fleur de lin, des yeux de tendresse et d'indécision, des yeux de femme.
Maud se retourna et le parcourut d'un seul regard, ce regard enchanté d'amoureuse qui trouve une fois de plus charmant, élégant, l'homme qu'elle aime.
Il prit la main qu'elle lui tendait et la baisa, cérémonieusement.
-- Bonjour, mademoiselle... Vous allez bien ?
D'un coup d'oeil il inspectait la pièce où ils étaient et le grand salon voisin...
-- Non... Personne... fit Maud à demi-voix.
Alors il l'attira, la serra, moulée contre lui, lui caressant des lèvres, sur l'étoffe du corsage, le gonflement de la gorge, le sillon mystérieux de l'aisselle, puis remontant jusqu'au col, jusqu'aux yeux, jusqu'aux joues, des baisers qu'elle lui rendit longuement quand ils effleurèrent la bouche.
Ils se séparèrent tout frémissants.
Maud, un peu de rose sur sa peau pale, revint à la glace de la cheminée, et de quelques coups de doigts remit ses cheveux en ordre et les plis un peu froissés de son corsage. Suberceaux, tombé sur une chaise près du bureau d'acajou, la regardait.
Debout, elle appuya ses mains au dossier d'un fauteuil, en face de lui.
-- Maud !... Maud chérie !... murmura le jeune homme.
Elle le regarda au fond des yeux; d'une voix basse et distincte, bougeant à peine les lèvres, elle dit:
-- Je t'aime.
De ses traits, de ses yeux, de tout son visage et de toute sa personne, l'indécise auréole de virginité qui l'enveloppait tout à l'heure, quand elle écrivait à c?té de sa mère, s'était effacée. Elle apparaissait femme, avec cette flamme chaude dans le regard, ce je ne sais quoi de vaincu dans les poses, par où se trahissent les vierges qui ont pamé une fois sous les caresses.
Julien répondit:
-- J'avais besoin de vous l'entendre dire... j'ai passé de mauvaises heures depuis notre dernière rencontre, chez les Reversier.
Elle s'assit sur le fauteuil, les yeux rassérénés; elle questionna:
-- Le jeu, encore ?...
-- Oh ! non... Au contraire... Tenez, voilà ma nuit.
Il plongea sa main dans la poche intérieure de sa longue redingote, ample de buste et de jupe, pincée à la taille comme une robe: il en sortit à demi, pour les faire voir à Maud, un tas de billets de banque chiffonnés ensemble.
-- Rue Royale ? demanda Maud.
-- Non. Aux Deux-Mondes, contre Aaron.
-- Contre Aaron ? tant mieux ! C'est égal, vous avez tort. Vous m'aviez promis...
Suberceaux fit un geste d'indifférence.
-- Bah ! qu'importe... Je ne serai jamais plus à plat que maintenant; et il faut que je vive, n'est-ce pas ?... Puis cela m'empêche de penser.
Elle lui prit la main, souriant:
-- Qu'est-ce que vous voulez donc oublier?... Moi ?
-- Ah ! vrai, je le voudrais, réplique le jeune homme en retirant brusquement sa main.
Mais aussit?t:
-- Pardonnez-moi... Je suis nerveux et triste. Vous me faites tant de chagrin !
Maud l'interrogea des yeux; il reprit:
-- Vous me faites du chagrin... Vous n'êtes plus à moi... Je ne vous sens plus à moi.
Sans parler, la jeune fille lui montra du regard l'endroit où tout à l'heure ils s'étaient enlacés comme des amants; et le souvenir fit encore frissonner Julien.
-- Toujours des reproches... toujours... Je fais ce que je peux, pourtant, je vous assure.
Suberceaux, peu à peu dompté et calmé, baissait la tête.
-- Il y a si longtemps, balbutia-t-il... si longtemps... que vous n'êtes venue !
Il avait dit ces derniers mots très bas, comme s'il avait peur d'être entendu de celle même à qui il parlait. Et de fait Maud se leva brusquement, les yeux noircis, le front plissé, son joli visage altéré comme lorsque sa mère lui avait parlé de l'aigrette en vieux strass.
Julien était déjà près d'elle, et l'implorant:
-- Oh ! ne m'en veuillez pas, Maud... ! Oui, je sais que cela vous froisse, lorsque je vous en parle... mais je ne peux pas ne pas vous en parler... C'est toute ma vie, à moi, ce souvenir-là... ces deux fois. Je vous le jure, on me dirait: "Elle va revenir dans ta maison... tu l'y garderas une heure... seule avec toi, comme ce deux fois... et après on te tuera, ont te fusillera tout de suite..." j'accepterais, je béniras ceux qui me tueraient... C'est que je vous aime, moi !
Elle demeurait accoudée à la table de la cheminée, le laissant parler. Il poursuivit, la voix entrecoupée:
-- La dernière fois surtout... la dernière fois que tu es venue... le 3 janvier... Oh! que tu es belle, Maud... il n'y a rien de pareil à toi... Il était resté l'odeur de tes cheveux, de tes bras, sur le couvre-pied du lit fermé... Je n'ai pas voulu qu'on ouvr?t ce lit et je ne m'y suis pas couché, jusqu'à ce que cette odeur f?t tout partie... Et tu ne veux plus !...
Elle se retourna lentement:
-- Comme tu es injuste ! Est-ce que je ne te re?ois pas ici autant qu'il te pla?t ? Est-ce qu'on nous surveille ? Est-ce qu'on t'empêche de rester dans ma chambre ? Ma mère a fini par trouver cela naturel et les domestiques sont dressés.
-- Non, fit Suberceaux... C'est tout autre chose que de t'avoir à moi, chez moi. Tu dis que les domestiques sont dressés, eh bien ! moi qui n'ai pas peur, n'est-ce pas ? moi qui me moque d'une balle ou d'un coup d'épée... je me trouble en arrivant ici, devant les mines sournoises de ce Joseph et cette Betty... Ta mère a les yeux bandés, elle ne verra jamais rien: soit ! cela me gêne tout de même de lui dire bonjour; j'entre plus librement quand je sais qu'elle n'est pas ici. Et Jacqueline ?
-- Oh ! Jacqueline... Une enfant !
-- Une enfant qui voit tout... et qui sait nous faire comprendre qu'elle y voit.
Maud s'approcha du visage de Julien, et lui tendit sa bouche, qu'il effleura.
-- Je t'aime. Cela doit te suffire... Veux-tu les commodités des amours de bourgeois, quand tu aimes une jeune fille ? Regarde-moi; ne peux-tu pas souffrir un peu, pour m'avoir ?
Julien murmura tristement:
-- Je ne t'ai jamais eue.
-- Ne dis pas cela. C'est de l'ingratitude et du mauvais amour. Je t'ai donné de moi tout ce que je pouvais te donner...
Il supplia:
-- Dis-moi seulement que tu reviendras.
-- Où cela ?
-- Rue de la Baume. Chez moi...
Elle eut un geste d'impatience:
-- Encore !... Je t'ai déjà dit que je suis guettée, surveillée... cette misérable Ucelli qui t'a fait la cour et dont tu n'as pas voulu... elle m'exècre parce qu'elle sait que tu m'aimes... Elle me fait filer, j'en suis s?re, avec sa police d'Italienne, d'entremetteuse princière. Tu ris ? Je ne suis pas fille à m'effrayer pour rien, tu sais bien. Les deux fois que je suis venue rue de la Baume, elle l'a su... elle s'en est doutée, au moins.
-- Je changerai d'appartement.
-- Non, crois-moi, ne demande pas l'impossible; fie-toi à moi pour nous voir le plus souvent et le mieux... Mais ne me tourmente pas. En ce moment, plus que jamais, il faut que je me surveille.
Julien questionna, surpris:
-- Plus que jamais ? Pourquoi ?... Quelque chose en train ?
-- Peut-être, fit Maud.
Il devint très pale et, un instant, garda le silence. Puis, affectant d'être calme:
-- Est-ce que... vous pouvez me dire... de quoi il s'agit ?
-- Oui, répondit Maud, lentement, les yeux dans ses yeux. Je vais tout vous raconter si vous voulez être... ce que j'ai le droit d'exiger que vous soyez.
Julien fit signe qu'il écoutait. Tous deux, comme sans effort, avaient repris le ton, l'attitude de mondains indifférents l'un à l'autre.
-- Eh bien ! dit Maud, voilà, en deux mots. Au mois de juillet dernier (vous voyez qu'il a longtemps), nous avons rencontré aux boues de Saint-Amand une dame de province, Mme de Chantel, qui suivait le traitement. Elle était avec sa fille Jeanne, une enfant d'une quinzaine d'années, assez jolie, mais tout à fait nulle. Son fils Maxime est venu passer les derniers jours de la cure avec elle...
Elle s'interrompit:
-- On a sonné, il me semble ?
-- Oui, dit Suberceaux; j'ai entendu le roulement du timbre. Tenez, on ouvre la porte. Des visites, déjà ?
-- Non, c'est une petite... Mais, au fait, vous devez la conna?tre, c'est la petite Duroy...Etiennette Duroy...
-- La fille de Mathilde Duroy ?
-- Et la soeur de Suzanne du Roy, votre ancienne passion.
-- Oh ! passion !...
-- Non ? On disait que vous aviez été l'initiateur.
-- Est-ce qu'on sait, avec ces filles-là ! répliqua Suberceaux. On n'est jamais le premier, je crois... C'est égal, si vous permettez, je préfère ne pas me rencontrer avec la soeur. Pourquoi diable la recevez-vous ?
-- Elle a été à Picpus avec moi, et on dit qu'elle vit avec sa mère, très honnêtement. D'ailleurs, j'ignore ce qu'elle veut. Mais nous étions bonnes camarades et cela me fera plaisir de la revoir.
La face sournoise de Joseph apparut à la porte du salon:
-- Mademoiselle... C'est cette demoiselle.
-- Je vous quitte, fit Suberceaux.
-- Passez par le grand salon... A ce soir, n'est-ce pas ? Vers cinq heures et demie, revenez. Maman descendra... Faites entrer directement Mlle Duroy ici, par la galerie, Joseph.
Et reconduisant jusqu'à la porte du grand salon Suberceaux pensif, Maud lui dit:
-- Venez... Il sera là... Je veux que vous veniez.
Plus bas, quand il eut passé le seuil, elle lui redit par l'entre-baillement de la porte:
-- Je t'aime !
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30/11/2017
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Chapter 4 4
30/11/2017
Chapter 5 5
30/11/2017
Chapter 6 6
30/11/2017
Chapter 7 7
30/11/2017
Chapter 8 8
30/11/2017
Chapter 9 9
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Chapter 10 10
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Chapter 11 11
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Chapter 12 12
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Chapter 13 13
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