Une Maladie Morale

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Paul Charpentier

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Une Maladie Morale by Paul Charpentier

Chapter 1 No.1

Antiquité et Moyen Age

Reportons-nous d'abord par la pensée vers les temps et les contrées Bibliques. Le désenchantement de Salomon nous revient aussit?t à la mémoire et nous nous rappelons ses sentences amères sur la vanité des biens terrestres. On le sait, la tristesse moderne n'a pas dédaigné de leur faire de fréquents emprunts.

Ailleurs, au fond de l'Inde, et cinq cents ans avant Jésus-Christ, un jeune prince, comblé des faveurs de la fortune, mais adonné à l'abus de la contemplation, le fondateur même du Bouddhisme, fait entendre une de ces plaintes, qui se multiplieront plus tard à l'infini, sur la maladie, sur la mort, sur la décomposition incessante des êtres. Mais ?akya-Mouni ne s'attriste pas seulement sur la mort; il déplore la vie: ?Par le fait de l'existence, dit-il, du désir et de l'ignorance, les créatures dans le séjour des hommes et des Dieux sont dans la voie des trois maux... Les qualités du désir toujours accompagnées de crainte et de misère sont les racines des douleurs. Elles sont plus redoutables que le tranchant de l'épée ou les feuilles de l'arbre vénéneux. Comme une image réfléchie, comme un écho, comme un éblouissement ou le vertige de la danse, comme un songe, comme un discours vain et futile, comme la magie et le mirage, elles sont remplies de fausseté; elles sont vides comme l'écume et la bulle d'eau.? A ses yeux, le vide appara?t partout: ?Tout phénomène est vide, toute substance est vide, en dehors il n'y a que le vide... Le mal, c'est l'existence. Ce qui produit l'existence, c'est le désir; le désir na?t de la perception des forces illusoires de l'être.? On s'accorde aujourd'hui à voir dans ?akya-Mouni le plus vieil inventeur du pessimisme, et peut-être, en effet, quelques-unes de ses idées peuvent-elles être regardées comme le point de départ de cette philosophie. Mais, dans les passages que je viens de reproduire, il parle moins en philosophe qu'en rêveur et en poète; il appartient plut?t au pessimisme individuel qu'au pessimisme abstrait et c'est pour cette raison qu'il devait figurer ici.

Pour ne pas avoir à revenir à ces pays lointains pla?ons tout de suite à c?té de la tristesse de ?akya-Mouni celle du poète Sadi, qui écrira au moyen age cette maxime: ?Ce qu'on peut conna?tre de plus intime et de plus vrai dans la condition des mortels, c'est la douleur.?

De pareils sentiments, pour avoir été rares dans l'antiquité classique, n'y furent cependant pas inconnus. On en suit la trace en Grèce. On cite, chez Homère, la peinture de Ménélas se rassasiant de sa douleur, de Bellérophon dévorant son c?ur; chez Pindare, cette question et cette réponse: ?Qu'est-ce que la vie? C'est le rêve d'une ombre.? On a cru voir aussi dans Hésiode, Simonide, Euripide, Sophocle, des indices de mélancolie. Peut-être donne-t-on à ces différents traits une valeur qui ne leur appartient pas entièrement. Il en est de plus sérieux dans d'autres ?uvres, par exemple, cette pensée d'Aristote d'après laquelle une sorte de tristesse semblerait être le privilège du génie. Quelle amertume aussi dans ce passage d'Empédocle: ?Triste race des mortels, de quels désordres, de quels pleurs êtes-vous sortie! De quelle haute dignité, de quel comble de bonheur, je suis tombé parmi les hommes! J'ai gémi, je me suis lamenté à la vue de cette demeure nouvelle.? Et ne dirait-on pas qu'elle est tirée de quelque écrivain moderne cette phrase sur les tourments de notre intelligence: ?Nos moyens de connaissance sont bornés et dispersés dans nos organes. Les expressions résistent à nos pensées et les émoussent. Les mortels éphémères n'apercevant qu'une faible parcelle de cette vie douteuse, ne saisissant qu'une vaine fumée et croyant aux choses seules qui leur tombent sous les sens, errent dans toutes les directions, car ils désirent découvrir cet ensemble des choses que les hommes ne peuvent ni voir, ni entendre, ni saisir.? Platon n'est guère plus optimiste en certaine circonstance, témoin ce fragment de l'Apologie: ?Que quelqu'un choisisse une nuit passée dans un sommeil profond que n'aurait troublé aucun songe, et qu'il compare cette nuit avec toutes les nuits et tous les jours qui ont rempli le cours de sa vie; qu'il réfléchisse et qu'il dise combien dans sa vie il y a eu de jours et de nuits plus heureux et plus doux que celle-là; je suis persuadé que non seulement un simple particulier, mais que le grand roi de Perse lui-même en trouverait un bien petit nombre et qu'il serait aisé de les compter.?

Mais c'est surtout chez un philosophe grec de la Cyréna?que, chez Hégésias, que s'accuse cette sombre disposition. Pour Hégésias, la vie contient tant de maux que la mort qui nous en délivre est un bien. Sa doctrine se résumait dans un livre intitulé: Αποκαρτερων (Apokarter?n), ce qu'on peut traduire ainsi: Le désespéré, ou bien: La mort volontaire. On y voyait un homme déterminé à se laisser mourir de faim, que des amis rappelaient à la vie et qui leur répondait en énumérant les peines dont elle est remplie. Thèse pessimiste assurément, mais aussi, sans doute, expression d'un sentiment de désespoir personnel. C'est ce sentiment qui s'exhale dans la conclusion de l'auteur; car le pessimisme philosophique ne pousse pas, lui, au suicide de l'individu: il juge ce moyen insuffisant pour corriger le vice radical dont le système du monde est infecté selon lui. Hégésias, au contraire, y voyait un moyen suprême d'échapper à tous les maux. Il parlait même sur ce sujet avec une éloquence si persuasive qu'il avait re?u le surnom de Peisithanatos, que beaucoup de ses auditeurs, nous dit Cicéron, s'étaient donné la mort en sortant de ses le?ons, et que le roi Ptolémée crut devoir fermer son école pour arrêter les progrès de cette contagion mena?ante.

La mode du suicide n'était pas, d'ailleurs, chose nouvelle dans ces régions. Bien avant Hégésias, elle s'était développée en Grèce, et il y existait une sorte d'association la mort volontaire dans laquelle s'enr?laient les gens fatigués de vivre ou peu soucieux de subir les disgraces de la vieillesse. Deux siècles après le philosophe Cyréna?que, on retrouvait à Alexandrie une sorte d'académie qui perpétuait la tradition créée par lui, la secte des co-mourants, των συναποθανουμενων (t?n sunapothanoumen?n), qui a compté Antoine et Cléopatre au nombre de ses affiliés.

Dans les divers exemples qui précèdent, la mélancolie ne se présente guère qu'à l'état de curieuse exception, due à des causes variées et quelquefois obscures, mais qui ne paraissent se rattacher à aucun fait général. Il en est différemment chez les Romains, qui, malgré leur rudesse native, ne sont pas non plus restés étrangers à cet état de l'ame.

Qui ne sait de quel accent de tranquille désespoir Lucrèce parle de la condition humaine; comme il se pla?t à dépouiller l'homme de tous les charmes, de toutes les consolations de la vie? Rien n'égale la tristesse de son tableau du petit enfant jeté nu sur la terre, comme un naufragé sur une plage déserte et remplissant la demeure de ses vagissements lugubres, ?comme il convient à un être à qui il reste tant de maux à traverser dans la vie!? Enfin, quoi de plus frappant que le vers immortel dans lequel il a décrit la secrète angoisse qui empoisonne toutes nos joies? Pline l'ancien, lui aussi, cet écrivain dont on a dit qu'il était presque un moderne, parle de l'homme ?jeté nu sur la terre nue.? Et Cicéron n'a-t-il pas aussi sa note triste, et en exposant dans les Tusculanes les douloureuses doctrines d'Hégésias, n'y adhérait-il pas, quand il disait que la mort nous enlève plus de maux que de biens, et qu'il lui eut été avantageux de mourir plus t?t? Qu'on n'oublie pas surtout la sensibilité douloureuse, et, pour ainsi dire, ce don des larmes du poète qui a dit: ?Sunt lacrym? rerum? et qui a mérité d'être choisi par Dante pour compagnon de son voyage dans le royaume des douleurs; et, à c?té du mot de Virgile, qu'on place celui d'Ovide: ?Est qu?dam flere voluptas.?

On peut affirmer qu'il y avait à Rome encore d'autres esprits profondément souffrants, des hommes qui, sans avoir essuyé aucune adversité, éprouvaient un mal indéfinissable. Au milieu du palais de Néron, on voit un citoyen obscur, un simple capitaine des Gardes atteint, comme l'a très bien dit l'historien de cet épisode, ?de cette langueur douloureuse, de cette mort anticipée, ou plut?t de cette espèce de sommeil où l'homme est livré à des agitations sans suite, à des rêves inquiets, à des terreurs sans cause.? Il consulte Sénèque qui devient ?son directeur de conscience? et qui conduit avec habileté cette ?uvre délicate. Mais ce qui montre le mieux, ce me semble, l'infirmité morale de ces temps, c'est la théorie du suicide professée par les plus grands philosophes. Sénèque lui-même, cet excellent médecin des ames, voit dans cet acte de désespoir un refuge légitime contre les épreuves de la vie et Pline l'ancien déclare que la faculté de se donner la mort est le plus grand bienfait qu'ait re?u l'homme, et il plaint le Dieu, dont il veut bien admettre un instant l'hypothèse, de ne pouvoir user de ce remède souverain. ?On peut longtemps réfléchir, dit éloquemment M. Villemain, avant de trouver dans la corruption de l'état social et dans le désespoir de la philosophie, un plus triste argument contre la divinité, que cette impuissance du suicide regardée comme une imperfection, et cette jalousie du néant attribuée même aux dieux.? A de telles défaillances, il était impossible de ne pas reconna?tre une société en dissolution, déjà troublée par les convulsions qui annon?aient sa fin prochaine.

A c?té du monde pa?en, qui s'en allait, s'en élevait un autre d'où devait sortir la régénération. Là encore, la mélancolie appara?t; mais combien différente de celle que nous venons d'observer! Qu'a de commun cette humeur inquiète et agitée avec l'austérité, les gémissements, les plaintes des ames chrétiennes, avec ces fuites au désert, ces clo?tres, ces théba?des dans lesquelles la jeunesse et la beauté cherchaient une sépulture volontaire? Quelque rapprochement qu'on ait voulu faire entre ces choses, leur contraste est complet. La mélancolie pa?enne venait de l'absence de convictions: la mélancolie chrétienne prend sa source dans les profondeurs de la foi. Au surplus, le chrétien ne pourra jamais être pessimiste absolu. Si la cité des hommes offense ses yeux, il n'a qu'à les élever vers la cité céleste.

Comme c'est aussi l'esprit religieux qui domine le moyen age, je n'ai guère à parler de cette époque. Dante lui-même, malgré son masque grave et sombre, malgré certaines pages de la Vita Nuova où l'on a cru voir une confession morale du genre de celles qui se sont si souvent produites dans notre siècle, Dante échappe à notre examen par le caractère mystique de sa tristesse. Je me contenterai de mentionner d'un mot, en Allemagne, un artiste, l'auteur de la célèbre image de la Mélancolie, et ces poètes dont les Lieds chantent la mort associée à l'amour. On y a remarqué cette interrogation: ?Cette vie l'ai-je vécue, l'ai-je rêvée??, mot qui rappelle celui de Pindare sur le même sujet et qui atteste ainsi l'unité de l'esprit humain, à travers les différences de temps et de races. M. Ozanam a défini avec justesse la poésie des Minnesinger. ?Pour les Allemands la source poétique est dans cette dernière et plus secrète profondeur de la nature humaine qu'on nomme le c?ur. Là, au milieu d'une continuelle alternative de joie et de souffrance, éclot la mélancolie qui est aussi l'aspiration vers le beau, le désir (Sehnsucht?).? Mais, en général, le moyen age n'est point frappé par le mal dont j'étudie l'histoire. Arrivons donc aux temps modernes.

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