Auguste Comte et Herbert Spencer

Auguste Comte et Herbert Spencer

E. de Roberty

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Auguste Comte et Herbert Spencer by E. de Roberty

Chapter 1 No.1

Le caractère dominant du positivisme, le ?trait propre? qui valut à cette doctrine tant de disciples enthousiastes, est aujourd'hui sainement apprécié même des adversaires. Ceux-ci, en effet, admettent déjà volontiers que la philosophie positive ?révèle un sentiment beaucoup plus vif qu'on ne l'éprouvait auparavant: 1° de la liaison des choses, et 2° des limites infranchissables qui bornent nos connaissances.?

Le positivisme s'affirmerait donc à la fois comme un monisme plus radical et comme un agnosticisme plus accentué que les conceptions philosophiques qui le précédèrent et le préparèrent. Je souscris entièrement à la seconde caractéristique. Quant à la première, je ne saurais l'accepter sans des réserves expresses.

Par sa belle classification des sciences spéciales, par la consécration qu'il apporte à une science nouvelle, la sociologie, si admirablement soudée par lui à la série inorganique et biologique, puis considérée comme le terme final de nos connaissances abstraites, Auguste Comte développe, en effet, un genre de monisme fort injustement délaissé par ses prédécesseurs et très capable, en somme, d'impressionner un siècle comme le n?tre, à la fois glorieux de ses grandes découvertes et fatigué, presque rassasié de ses succès scientifiques.

A la foule croissante des esprits éclairés ce ma?tre de la pensée contemporaine laisse entrevoir le triomphe possible d'une ?unité cérébrale?, comme il l'appelle, fondée sur les données certaines de la science. Par malheur, Comte ne se borne pas à déclarer la guerre au seul monisme transcendant. L'erreur c?toie chez ce philosophe le plus juste sentiment critique et le pousse à envelopper dans la même proscription l'unité pure, l'unité rationnelle, ostensiblement confondue par lui avec la chimère métaphysique.

Il n'y avait, certes, ni sagesse, ni grande clairvoyance à lever ainsi la hache sur les racines profondes du monisme scientifique dont on voulait favoriser l'éclosion. Les ambages et les tatonnements de Comte devaient, du reste, flatter les go?ts et satisfaire les préjugés de ces majorités vaguement instruites aux yeux desquelles l'indécision passe presque toujours pour un signe de prudence, pour une temporisation habile.

Trois forts courants intellectuels s'introduisent manifestement dans l'ensemble de l'oeuvre d'Auguste Comte; trois grandes idées directrices se dégagent de la philosophie positive comme son résumé, son résidu, son enseignement suprême, son legs définitif aux ages futurs. Ce sont, dans l'ordre hiérarchique de leur puissance respective: 1° le courant agnostique, le plus considérable, le plus violent de tous, ou l'idée de limite; 2° le courant historique, ou l'idée d'évolution, de progrès lentement gradué, s'effectuant par nuances insensibles, cela aussi bien dans les sociétés humaines que dans la nature vivante et le monde inorganique; enfin, 3° le courant monistique, l'idée d' unité cérébrale, le point le plus faible, le moins développé dans la conception positive de l'univers.

Envisagé soit comme doctrine pure, soit dans ses applications aux nécessités immédiates de la vie mentale, l'agnosticisme régente tyranniquement les deux autres parties de la philosophie positive et surtout son troisième principe, le monisme, auquel, et nous le verrons plus tard, l'intolérance des adeptes du non possumus relativiste ne laisse, pour ainsi dire, qu'une ombre d'existence, un r?le à peu près dérisoire.

Littré fait très bien ressortir l'intransigeance de son ma?tre. Il le dit en propres termes: Pour le philosophe positiviste, l'univers cesse de se montrer concevable en son ensemble et se scinde en deux parts, l'une connue ou plut?t connaissable selon les conditions humaines, l'autre inconnue ou plut?t inconnaissable, soit dans la durée de l'espace, soit dans celle du temps, soit dans l'encha?nement des causes. Cette séparation entre l'accessible et l'inaccessible est la plus grande le?on, que l'homme puisse recevoir, de vraie confiance et de vraie humilité.-Et presque aussit?t il ajoute ces lignes significatives: ?Il ne faut pas considérer le philosophe positif comme si, traitant uniquement des causes secondes, il laisse libre de penser ce qu'on veut des causes premières. Non, il ne laisse là-dessus aucune liberté; sa détermination est précise, catégorique et le sépare radicalement des philosophies théologiques et métaphysiques.? Voilà des déclarations nettes. Elles émanent du disciple qui se posa pour règle de ne jamais dépasser les conceptions du ma?tre, qui souvent même se glorifia d'avoir su les restreindre à leur expression première. Il suffit, d'ailleurs, d'ouvrir le Cours de philosophie positive pour se convaincre de la fidélité scrupuleuse apportée par Littré à l'interprétation de la doctrine de Comte. Mais que penser alors de l'objection qui nous fut faite dernièrement et qui consiste à soutenir que ?nulle trace de pessimisme intellectuel? ne s'observe chez Comte; ou encore que ?l'inconnaissable de ce philosophe, résultant des limites rencontrées par l'expérience, et non de l'analyse subjective de l'esprit, n'est l'objet d'aucune religiosité et diffère à peine de l'inconnu??[3]

Bornons-nous à enregistrer ici cette opinion.

Le second principe directeur du positivisme, l'idée d'évolution, revêt une allure magistrale dans la partie sociologique de l'oeuvre de Comte. La filiation ininterrompue des générations humaines, les liens étroits de piété et de gratitude qui, véritables points de suture, rattachent le présent au passé, la réhabilitation des époques les plus décriées, la solidarité profonde et durable grace à laquelle tout se tient et s'encha?ne dans le règne humain, absolument comme dans le règne organique et, plus bas, plus au fond, dans le règne inorganique,-ce noble ensemble de doctrines faisait de l'histoire des sociétés humaines le prolongement, le complément nécessaire de l'évolution générale des choses. Sur ce point, Comte fut le précurseur génial de Darwin et de Spencer et le philosophe qui, l'un des premiers, ensemen?a le vaste champ où le xixe siècle leva une si éblouissante moisson.

Armée de ces deux théories, qui furent toujours ses grands chevaux de bataille, la philosophie positive remporta, cela presque immédiatement après la mort prématurée de son fondateur, une victoire rare et qui un jour para?tra excessive. Sa popularité, son expansion rapide éclipsèrent la popularité et l'expansion des plus triomphantes écoles du siècle, telles que le kantisme ou l'hégélianisme, et dépassèrent de beaucoup les succès et l'influence qui, à d'autres époques, échurent en partage à des philosophies très sérieuses, très dignes d'attention, le monisme de Spinoza, par exemple, ou le mécanisme de Descartes, l'évolutionnisme inchoatif de Leibnitz, le criticisme élémentaire de Hume. Ce point d'histoire ne saurait plus se nier aujourd'hui, surtout si l'on ramène, comme il convient de le faire, à ses origines positivistes, l'intéressante diversion philosophique opérée par Herbert Spencer. Mais, dès lors, le positivisme appara?t comme le récipient central, le large réservoir latin où se déversent et d'où sortent les principaux courants philosophiques de notre époque, depuis le criticisme germain qui, proprement, lui donna naissance, jusqu'à l'évolutionnisme anglo-américain qui maintenant porte et répand ses enseignements aux quatre coins du monde civilisé.

Mais pourquoi ou plut?t comment la pensée de cet obscur répétiteur de mathématiques que resta sa vie durant Auguste Comte, parvint-elle à conquérir et à dominer ainsi tout un siècle?

A nos yeux, la brusque entrée des idées positivistes sur la scène du monde et leur triomphe facile s'expliquent par deux causes ou deux conditions essentielles.

En premier lieu, ces idées étaient celles mêmes que préconisèrent, en des formules variées dans la forme, mais pareilles au fond, une longue suite de philosophies précédentes, toutes plus ou moins agnostiques, évolutionnistes et monistes. La conception positiviste se borna à réunir en un faisceau dogmatique ces tendances implicitement contradictoires. Elle sembla de la sorte lever ou résoudre une des plus vieilles, une des plus redoutables antinomies de l'esprit.

En second lieu,-et nous attirons l'attention du lecteur sur ce point,-Auguste Comte fut avant tout un vulgarisateur de génie; nous employons ici ce terme dans son sens le plus large et le plus élevé.

Comte réussit à accro?tre, à agrandir de fa?on notable la base humaine qui servait de support vivant aux doctrines, aux imaginations abstraites de la philosophie. Et cette différence, ce gain fut pris par lui en totalité sur les cerveaux qui subissaient encore le joug des conceptions religieuses, toujours plus concrètes que les philosophiques. Il démocratisa, pour ainsi dire, la philosophie, il en fit l'apanage d'un flot montant d'intelligences humaines. Il répandit plus abondamment que n'importe quel autre philosophe, et en des milieux nouveaux, la lumière qu'un petit nombre d'initiés tenaient soigneusement cachée sous le boisseau métaphysique. Il comprit ainsi admirablement son époque, l'esprit et les besoins de son temps. Il fut le fils légitime-et, en son for intérieur, très respectueux-du xixe siècle.

Il se montra tel, du reste, de plusieurs fa?ons. Il pressentit et devina les tendances expansives, les aspirations égalitaires de la phase historique qui s'ouvrait devant lui, et il y satisfit de son mieux. Il adapta sa conception générale du monde à la capacité intellectuelle des nouvelles couches sociales conquises par la pensée sous sa triple forme, philosophique, scientifique et esthétique. Il fut le véritable promoteur de cette maxime que l'un de ses plus authentiques disciples, Taine, se plaisait à répéter: ?Sans une philosophie, le savant n'est qu'un manoeuvre, et l'artiste qu'un amuseur?. Et il vit venir à lui la foule des savants, des publicistes, des esthètes, d'autant plus dociles à sa voix que celle-ci en appelait constamment au bon sens pratique des multitudes.

Il fit plus encore. Il estima à sa juste valeur la qualité et la composition de la nourriture philosophique que réclamait le siècle. Il opéra un choix sagace dans l'arsenal des conceptions surabstraites et des procédés synthétiques du passé. Il s'attacha avec prédilection aux fruits déjà m?rs d'une expérience plusieurs fois séculaire. Et cette nutritive moelle des philosophies préparatrices, il la tira moins des livres ou de l'étude minutieuse des métaphysiciens, que de l'air ambiant, encore tout troublé par la grande secousse révolutionnaire, que de l'observation immédiate d'une société chaotique, tumultueuse, en gésine d'un idéal nouveau. Il la tira aussi de son commerce patient, obstiné, avec ce qu'il y a de plus grand, de plus s?r et de plus sain dans notre civilisation instable, du commerce avec la série totale des sciences particulières, mère des suprêmes abstractions de l'esprit.

Il fut ainsi conduit à marier l'agnosticisme qui représente le passé religieux de l'humanité, au monisme qui, représentant son avenir scientifique, contient en germe la négation formelle de l'inconnaissable. Et dans le même cadre, sans prendre garde qu'il pouvait se briser en pièces, il fit entrer, il maintint d'autorité une troisième synthèse, la théorie évolutionniste, figurative surtout de l'époque actuelle dont elle constitue, sans nul doute, la principale marque.

Au surplus, l'exceptionnel génie vulgarisateur de Comte se manifeste jusque dans la manière, qui lui est propre, de traiter les plus difficiles problèmes. Je parle ici, bien entendu, de la méthode du positivisme, et non de la forme ou du style des écrits de Comte, obstacle minime si l'on songe combien facilement il fut surmonté par le talent littéraire des premiers évangélistes de la bonne parole. Je le répète, comme doctrine et comme méthode, l'oeuvre de Comte est toute de nivellement; j'insiste sur ce terme auquel, d'ailleurs, je n'attache aucune idée péjorative et qui dans ma bouche ne prend, en nulle fa?on, le sens d'abaissement.

Comte n'a aucun souci d'approfondir les trois grandes thèses qui forment les pivots sur lesquels s'appuie son entreprise philosophique. Il étend, il développe la surface occupée par les problèmes de l'agnosticisme, du monisme et de l'évolutionnisme; il cherche à rendre ces questions abstraites accessibles aux intelligences moyennes, il leur donne un aspect pratique parfois très séduisant, il invoque, à chaque tournant de route, les témoignages de la raison vulgaire, de l'expérience de tous les jours. Il est autoritaire, dogmatique, ainsi qu'il convient à un penseur qui s'adresse à la foule. Il est le moins sceptique, le moins délicat, le moins raffiné, mais aussi le moins calculateur, le plus sincère, le plus na?f des philosophes. Il est d'une bonne foi entière, admirable. Il se garde comme du plus grand des malheurs, comme d'un péché irrémissible, de creuser les questions préalables, de scruter les principes, les points de départ, d'aller au fond des choses. Il est l'ennemi juré de la subtilité qu'il envisage comme la vraie tare métaphysique. Au point de vue utilitaire, il a mille fois raison, puisque dans les vastes landes encore incultes, dans les jachères de la connaissance, telles que la psychologie ou la sociologie, il échappe de la sorte au verbiage oiseux, à l'aiguisement inutile du tranchant de la pensée, qui ensuite se prodigue en pure perte. Mais, théoriquement, sa position cesse d'être aussi bonne. Car les sciences supérieures ne restent pas stationnaires, et leurs acquêts ne sont pas tous dus à l'observation pure et simple. L'élément rationnel y entre pour une part qui va en augmentant. L'hypothèse, l'abstraction et la généralisation y jouent un r?le de plus en plus considérable.

En définitive donc, il y a lieu, croyons-nous, de reconna?tre cette vérité d'ordre expérimental: par le positivisme la philosophie-une philosophie sérieuse-fut pour la première fois mise à la portée d'une très forte majorité d'esprits. Historiquement parlant et jugeant, un grand progrès s'est accompli par là. La démocratie intellectuelle,-création, en somme, heureuse de notre époque, puis-qu'elle permet les longs espoirs dans l'avenir destructeur des iniquités sociales,-la démocratie de l'esprit, dis-je, en fut du coup ennoblie, épurée, moralisée. Un écrivain qui appartient aux jeunes générations sur lesquelles nous pouvons s?rement compter, l'affirme en ces termes nets (et je l'en félicite): ?Le positivisme n'effarouche que les consciences troubles dont il dénonce les basses convoitises; toute la noblesse de l'homme s'irradie de son esprit?[4].

Mais il y a mieux peut-être, au regard des contingences futures. Sorties des nuages métaphysiques où se cachait leur éclatante nudité, les trois grandes théories hypothétiques (vérités ou erreurs, il n'importe): l'agnosticisme, le monisme et l'évolutionnisme, sont aujourd'hui descendues sur terre. Divinités autrefois si farouches, elles s'humanisent visiblement; elles ne demandent qu'à subir la terrible épreuve, elles veulent bien devenir fécondes du fait de la science particulière.

Faut-il ajouter qu'une orientation récente de la philosophie, étiquetée par la critique adverse comme hyperpositivisme et à laquelle on me fait l'honneur d'associer mon nom, que cette orientation consiste essentiellement à prêter, à l'oeuvre naturelle et inévitable d'un tel ensemencement scientifique, l'aide jusqu'ici dédaignée des études, des expériences spéciales dans les domaines limitrophes de la biologie, de la sociologie et de la psychologie? Et faut-il rappeler que le premier résultat de ces efforts encore si incertains fut de rejeter du positivisme l'élément mystique, et en même temps de conserver, de raffermir, de développer ses deux autres principes constitutifs?[5]

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