Les Sirènes
?At tuba, terribili sonitu, taratantara dixit.?
(ENNIUS, Annal.)
C'était des cris dont on demeurait étonné;
un airain aigre, retentissant, qui, dans la nuit
faisait: Ho?o?o?o?....
A cette époque mon amie Nane était presque une inconnue pour moi, bien loin de m'appartenir en propre. A vrai dire, et dans la suite même, je n'ai jamais recherché le monopole de sa tendresse. N'e?t-ce pas été de l'égo?sme? Outre qu'il en faudrait avoir les moyens.
A cette époque donc, Nane passait pour être la propriété exclusive de Bélesbat, le Hautfournier. Cet industriel, qui crevait sous lui de chiffres et de plans les ingénieurs les plus endurcis; dont l'ame tout arithmétique aurait ramené aux quatre opérations la beauté, l'héro?sme, la haine même, ne dédaignait pas toujours d'acquérir des choses gracieuses, encore qu'inutiles. En fait Nane lui était d'aussi peu de produit qu'un buisson de roses, un hamac, une habanera; et l'on ignorera toujours pourquoi il conservait une employée aussi co?teuse. Peut-être que cette végétative idole, languissant sous l'écorce des soies et les pierres de ses colliers barbares, le consolait d'être lui-même aussi fiévreusement mal vêtu. Peut-être qu'il aimait à voir reluire dans ses yeux mordorés les reflets inestimables de l'or, et peut-être encore qu'il l'avait louée simplement comme une enseigne à sa richesse.
Au moins n'était-elle pas son principal souci, comme il le montra en partant brusquement un jour, sur son yacht la Méduse, visiter la Terre de Feu, dont il caressait le projet d'y aménager des colonies agricoles, les asiles de nuit lui en devant fournir les premiers colons. Ainsi Nane se trouva libre, quoique pour combien de temps elle ne savait avec exactitude.
Elle s'était montrée d'abord un peu chagrine qu'on ne l'emmenat point; car elle s'imaginait la Terre de Feu comme un pays très chaud, avec des lianes, des ananas au jus naturel, des papillons larges comme des paravents; et sans doute aussi quelque casino où l'on pourrait déployer des toilettes excentriques, devant des gens de couleurs diverses, en smoking: quelque chose comme les nègres du quartier latin.
Il fallut lui expliquer que ce district de l'Amérique, fertile surtout en gla?ons, si des épaves de grande ville le pouvaient prendre de loin pour une Arcadie, n'était pas une villégiature favorable aux jeux de nos courtisanes. Elle se consola donc assez vite de rester seule ma?tresse en son petit h?tel de la rue de Scytheris, et que Bélesbat n'y v?nt plus gesticuler parmi ses tables fragiles ou blamer de son acre voix les lenteurs du service.
En vérité, ce qu'elle aimait le plus de lui, ce n'était pas sa présence.
* * * * *
Il n'entrait point dans les intentions de Nane de se montrer, en son veuvage, plus fidèle à Bélesbat qu'elle ne faisait d'ordinaire. Elle continua donc à le tromper, quoique avec moins de plaisir depuis qu'il était loin; et ce fut surtout avec Jacques d'Iscamps.
D'éducation décente et d'extérieur agréable, Jacques jouait depuis près d'un an auprès d'elle, avec autant d'élégance qu'il se peut, le r?le d'amant de coeur. C'est à lui que ressortissait le département des fleurs, dragées, baignoires. Il était chargé aussi de remplacer, aussit?t mortes de langueur, les petites tortues capara?onnées d'argent et de turquoises dont les dames s'ornaient alors; et de jouer à Auteuil les bons tuyaux, les increvables; comme encore de commander en des restaurants dérobés des d?ners que presque toujours un petit bleu tard venu le laissait dans l'alternative de planter là, ou de dévorer tout seul, ridicule.
Aujourd'hui, que Bélesbat se balan?ait sur les hautes vagues de la mer, le jeu régulier des lois sur l'avancement le haussait à une situation presque officielle. Déjeunant chaque matin chez Nane, il eut la joie de s'y entendre couramment appeler ?Monsieur?, comme aussi de prendre une part plus active à l'administration intérieure, d'être initié aux détails les plus émouvants de la lingerie ou du chauffage. Une fois même il eut mandat de discuter avec le boucher certain compte qui n'était pas clair, et qu'il finit du reste par payer intégralement, après avoir joui pour ses épingles, en un bigorne de loucherbem assez diaphane, de quelques insinuations malveillantes.
Mais, assez vite, tout cela cessa de l'amuser; et il se prenait parfois à regretter la vie de naguère, les rendez-vous souvent manqués, mais où il y avait une pointe d'imprévu. Et il commen?ait de rêver à la Terre de Feu, lui aussi, quand Nane détourna le cours de sa mélancolie en annon?ant qu'elle partait pour Alger: Jacques fut du projet, tout de suite.
Mais il ne put faire le voyage en même temps que son amie, pour quelque raison de famille:
-Ne t'inquiète pas, lui dit-elle. Il y a l'ancien amant de ma soeur, tu sais....
-Je ne sais pas du tout.
-Enfin, il a envie de venir avec moi. Il est très malade, phtisique au dernier point, et c'est une charité de le prendre; il a été si bon pour ma pauvre soeur, avant qu'elle ne f?t mariée. En tout cas j'aime autant qu'il vienne, à cause des Hauts Fourneaux. Ce n'est pas toi, hein? qui pourrait servir de chaperon.
Jacques, flatté, eut un sourire:
-Enfin, qui est-ce, ton phtisique?
-C'est un ponte très chic: le vicomte d'Elche. Je crois qu'il est à moitié Espagnol, ou Autrichien.
-Comme tout le monde.
* * * * *
Quelques jours après, joyeux d'avoir fui les brumes de décembre parisien, Jacques débarqua sur les quais d'Alger par un temps de paradis. Au-dessus de lui il pouvait voir le boulevard de la République éclater de lumière, sous l'azur tendre; et plus bas, à droite, les pêcheries grouillantes, ou bien la Marine dont les eaux clapotaient dans une ombre verte et noire.
Ayant envoyé, provisoirement, pensait-il, son bagage à l'h?tel, il prit une voiture découverte et se fit conduire à Mustapha-Supérieur, villa Beau-Regard, où demeurait Nane.
Elle sourit tendrement à le revoir, et, une fois de plus, le jeune homme ressentit l'attrait de ses lèvres lentes et de ses indolentes mains. Mais dès qu'il voulut parler de s'installer à la villa:
-?a n'est guère possible, objecta Nane. D'abord, il y a d'Elche, déjà.