La Maison by Henry Bordeaux
-Où vas-tu?
-A la maison.
Ainsi répondent les petits gar?ons et les petites filles qu'on rencontre sur les chemins, sortant de l'école ou revenant des champs. Ils ont des yeux clairs et luisants comme l'herbe après la pluie, et leur parole, s'ils ne sont pas effarouchés, pousse toute droite, à la manière des plantes qui disposent de l'espace et ne sont pas gênées dans leur croissance.
-Où vas-tu?
Ils ne disent pas ?Nous rentrons chez nous.? Et pas davantage ?Nous allons à notre maison.? Ils disent la maison. Quelquefois, c'est une mauvaise bicoque à moitié par terre. Mais tout de même c'est la maison. Il n'y en a qu'une au monde. Plus tard, il y en aura d'autres, et encore n'est-ce pas bien s?r.
Et même de jeunes hommes et de jeunes femmes, et des personnes d'age, et des gens mariés, s'il vous pla?t, se servent encore de cette expression. A la maison, on faisait comme ci, à la maison, il y avait cela. On croirait qu'ils désignent leur propre foyer. Pas du tout: ils parlent de la maison de leur enfance, de la maison de leurs père et mère qu'ils n'ont pas toujours su garder ou dont ils ont changé les habitudes, et c'est tout comme, mais qui est immuable dans leur souvenir. Vous voyez bien qu'il n'y en a pas deux...
J'étais alors un collégien, oh! rien qu'un débutant de collège, sept ou huit ans peut-être, sept ou huit ans je crois. Et je disais la maison, comme on dit au lieu de la France la patrie. Cependant je n'ignorais pas qu'on lui donnait d'autres noms qui pouvaient retentir avec un son plus riche aux oreilles d'un enfant. Une nourrice italienne, engagée pour le dernier-né, l'appelait il palazzio, en arrondissant la bouche sur le second a pour susurrer ensuite avec une douceur mourante la dernière syllabe. Le fermier qui apportait le cens, ou seulement un acompte, ou seulement quelque volaille pour inviter le ma?tre à être patient, pronon?ait le chateau, avec plusieurs accents circonflexes. Une dame, venue en visite, et qui était de Paris, -on reconnaissait bien qu'elle était de Paris au face-à-main dont elle se servait, -avait solennellement proclamé votre h?tel. Et pendant la crise que je raconterai, quand on suspendit à la grille un écriteau déshonorant, on pouvait lire sur l'inscription Villa à vendre. Villa, h?tel, chateau, palais, comme tous ces termes majestueux, malgré leur prestige, sont incolores! A quoi bon emberlificoter la vérité? La maison, cela suffit. La maison, cela dit tout.
Elle vit toujours: elle en a une longue habitude. Vous n'auriez pas de peine à la trouver: dans tout le pays on l'appelle la maison Rambert, parce que notre famille l'a toujours habitée. Et même on l'a réparée avec soin, avec trop de soin, de la cave au grenier, rajustée et rafistolée, recrépie et revernie à l'intérieur et à l'extérieur. Sans doute on ne peut pas les laisser éternellement s'effriter, et la vétusté des habitations ne se revêt de poésie que pour les visiteurs de passage. Le train ordinaire des jours a ses exigences. Mais on ne tient guère à la jeunesse de sa maison, pas plus, en somme, qu'on ne tient à celle de ses parents. Jeunes, ils sont moins à nous, ils sont encore à eux-mêmes, ils ont droit à une existence particulière, tandis que, plus tard, notre vie est leur vie, et c'est tout ce que nous demandons, car nous ne sommes pas difficiles.
Avant qu'on ne l'e?t restaurée, je l'ai montrée à une dame, à une dame de Paris comme celle du face-à-main. Il est probable, il est vraisemblable, il est certain que je la lui avais excessivement vantée. Ni les accents circonflexes du fermier, ni l'éclat et la douceur mourante de la nourrice italienne n'avaient d? manquer à ma description. Elle pouvait s'attendre à Versailles ou tout au moins à Chantilly. Or, quand je la conduisis, d?ment stylée, exaltée et mise au point, devant l'immeuble incomparable, elle osa me demander sur un ton de surprise ?Est-ce bien ?a?? Je compris son désappointement. Je l'ai raccompagnée avec politesse jusqu'à sa voiture, -même dans la colère on a des égards pour les femmes, -mais je ne l'ai pas revue depuis lors, je n'ai jamais supporté de la revoir. On n'est pas d'accord avec les étrangers sur les lieux ni sur les choses de son enfance. Il y a des différences de dimensions. Leurs yeux ne savent pas regarder, et il faut les plaindre. A la place de la maison, ils n'aper?oivent, eux, qu'une maison. Comment, donc, pourrait-on s'entendre?
Vous arrivez devant un portail de fer entre deux colonnes carrées de pierre dure. C'est un portail peint à neuf, en trois parties, que des battants fixés au sol retiennent pour ne laisser jouer que la porte du milieu. On n'ouvre les trois que dans les grandes occasions, pour les landaus et les limousines. Autrefois, c'était pour les chars de foin. Autrefois, d'ailleurs, il n'y avait qu'à pousser un peu et l'on entrait comme on voulait. La serrure ne fonctionnait pas. Toutes sortes de gens imprévus pénétraient dans la cour, et ces intrusions m'étaient fort désagréables. Les enfants sont des propriétaires intransigeants.
-Qu'est-ce que ?a fait? me disait mon grand-père.
Mon grand-père avait horreur des cl?tures.
Les colonnes de pierre étaient recouvertes de mousse, tandis qu'on les a revêtues de plantes grimpantes, disposées comme des draperies. On a taillé les arbres, dont les branches trop rapprochées avaient l'air de bénir le toit ou de frapper aux vitres des fenêtres. On ne devine jamais la puissance des arbres; les quelques mètres qu'on leur accorde, ils les ont bient?t mis à l'ombre, et peu à peu ils se rapprochent comme des amis qui ont acquis le droit d'entrer. Aujourd'hui qu'on les a écartés, momentanément, le soleil caresse les murailles, et pour l'hygiène, c'est meilleur. L'humidité est malsaine, surtout à l'automne. Mais voilà qui ne se comprend plus de mon temps, je veux dire du temps que j'étais petit, il y avait un cadran solaire qui se découpait en carré sur le mur. En haut se pouvait lire cette inscription, déjà ternie et à demi effacée, dont je refusais de pénétrer le secret: me lux, vos umbra. Mon père me l'avait traduite et je me hatais d'oublier son sens, pour lui garder la force de ses mystérieuses syllabes. Au-dessous, la tige de fer dont la mince projection devait le long du jour marquer l'heure, et tout autour des noms de villes inconnues, Londres, Boston, Pékin, etc., destinés à indiquer les différentes heures du monde, comme si le monde entier n'était qu'une dépendance de la maison qui lui dictait les lois du temps. Or, un tilleul, par inadvertance, avait rendu inutile le travail de la lumière. On a élagué le tilleul, mais par une erreur regrettable on a fait dispara?tre le cadran sous une couche de badigeon en recrépissant la fa?ade. O facheuse restauration! Mais n'en suis-je pas responsable et ne l'ai-je pas ordonnée? Quand on est grand, on accomplit des choses sacrilèges. On les fait sans penser à mal. J'aurai dit, négligemment sans doute: ?Ce pauvre cadran ne sert plus à rien.? C'était avant la taille des arbres. On a tort de laisser tomber sa pensée, car elle se ramasse. Un ma?on qui m'avait entendu crut m'obliger avec son pinceau, et quand je voulus l'arrêter dans son zèle, il était trop tard. Et puis ces changements, que je me contrains à énumérer, je vous le confesse, ne m'affectent guère. Ne me croyez pas insensible pour autant. Je ne vois pas la maison telle qu'elle est. On la barbouillerait du haut en bas que je ne m'en apercevrais point. Je continue à la voir telle qu'elle fut de mon temps, du temps, vous savez bien, que j'étais petit. Je l'ai dans les yeux pour le restant de mes jours.
De bonnes vieilles lézardes, qui ressemblaient à des sourires et non pas à des rides, ont été bouchées hermétiquement. Un corps de batiment a été ajouté pour la commodité de l'aménagement intérieur. Et, comme les tuiles tombaient, on les a remplacées par des ardoises. Je ne dis pas de mal des ardoises. Il en est d'un gris presque mauve pareil au plumage des tourterelles, et sous le soleil elles miroitent. Mais les toits d'ardoises sont plats et monotones, uniformes et indifférents, tandis que les tuiles inégales, arrondies, bossuées ont l'air de bouger, de remuer, de s'étirer comme de bonnes tortues de jardin qui soupirent après le beau temps ou font le gros dos pour protester contre le vent et la pluie. Les teintes vont du rouge au noir, en passant, avec lenteur ou brusquerie, par tous les tons dégradés. Et si l'on a des yeux pour voir, on peut, rien qu'à leur patine, deviner l'age de la maison.
Mais cet age est inscrit avec précision sur la plaque noircie de la grande cheminée qui est la gloire de la cuisine. Dès que j'avais su épeler mes lettres et mes chiffres, mon père m'avait donné à lire la date dont je comprenais bien qu'il tirait de l'orgueil, tandis que mon grand-père ricanait de la petite cérémonie et murmurait par derrière, à mi-voix pour ne pas trop attirer l'attention et assez distinctement pour que je l'entendisse néanmoins: ?Laissez donc cet enfant tranquille!? Est-ce 1610 ou 1670, on ne peut pas trancher la difficulté avec certitude. Il faudrait convoquer toutes nos académies locales. Le trait qui rejoint la barre est trop horizontal pour un 1, et ne l'est pas assez pour un 7.
-?a n'a aucune importance, m'expliqua mon grand-père à qui j'en référai.
Cependant je ne doutai plus que ce f?t 1810, lorsque mon manuel d'histoire m'apprit que cette année-là fut assassiné Henri IV. Mon imagination exigeait la rencontre d'un événement historique. ?Le roi sortit du Louvre en carrosse. Il était au fond de sa voiture, dont les panneaux se trouvaient ouverts. Un embarras de deux charrettes à l'entrée de la rue de la Ferronnerie, qui était fort étroite, for?a le carrosse royal de s'arrêter. Au même moment, un homme de trente-deux ans, de physionomie sinistre, de grande taille et de forte corpulence, barbe rouge et cheveux noirs, Fran?ois Ravaillac, met un pied sur une borne, l'autre sur l'un des rayons de la roue, et frappe le roi de deux coups de couteau dont le second coupe la veine pulmonaire. Henri s'écria: ?Je suis blessé? et expira presque à l'instant.? J'ai retenu mot pour mot le récit du manuel que je n'ai pas retrouvé. Le terrible portrait qu'il trace du meurtrier a sans doute aidé ma mémoire. Et je pouvais mesurer l'importance des dates à ce trait significatif que la figure du coquin accusait infailliblement trente- deux ans. Trente-deux, et non pas trente et un ni trente-trois. La rapidité du drame n'empêchait point de noter ce détail avec exactitude. Et quand l'historien ajoutait qu'en hate on ramenait au Louvre le roi tout percé du poignard de Ravaillac, je me représentais le cortège à la porte de la maison. La maison, c'était notre Louvre.
La cuisine était peut-être, était s?rement la plus belle pièce, la plus vaste, la plus confortable, la plus honorable: on aurait pu y donner des banquets et des bals. C'était la mode autrefois et je ne suis pas de ceux qui la blament, croyez-le, bien que j'aie osé transformer cette cuisine en un hall dallé de marbre blanc et noir, bien encadré de panneaux boisés, bien éclairé par une baie vitrée qui occupe tout le c?té du couchant. Je continue d'y chercher des marmites et des casseroles, surtout la broche qu'on tournait, et d'y humer le fumet des rago?ts et des r?tis, et chaque fois que j'y vois entrer des invités, je suis tenté de maudire la sottise des domestiques et de m'écrier: ?Quelle dr?le d'idée de les faire passer par là!?
Là gouvernait alors Mariette la cuisinière. Son pouvoir était absolu. Meubles et gens, tout tremblait sous son despotisme. L'espace, heureusement, permettait d'échapper à sa surveillance. Il y avait des coins d'ombre où l'on parvenait tant bien que mal à se dissimuler, et notamment sous le vaste manteau de la cheminée. Cette cheminée avait été mise à la retraite comme un vieux serviteur: je ne savais pas pourquoi, mais je devine que c'était pour des raisons d'économie.
Elle e?t consommé des forêts. On pouvait s'installer commodément à son abri et s'asseoir sur des chenets de pierre qui étaient scellés. En levant la tète, on voyait le jour tout en haut. Quand la nuit vient plus vite en automne, je me penchais pour apercevoir une étoile. Et même, un soir que je passais à contre-coeur dans la cuisine déserte et obscure, je fus effrayé par un carré blanc qui gisait comme un drap bien déplié juste sur la pierre du foyer. C'était la défroque d'un fant?me: ils la rejettent peut-être ainsi au moment de s'évanouir et la laissent comme un témoignage indéniable de leur visite. La lune jouait au-dessus du toit.
Plus les allées et venues étaient nombreuses, plus Mariette se réjouissait. Sa langue la démangeait dans la solitude. En temps ordinaire, le facteur, le fermier, les ouvriers du jardin se succédaient à intervalles réguliers. Ils buvaient du vin rouge sans jamais omettre d'observer les rites. On lève le coude et l'on dit: ? A votre santé?, après quoi il est permis de vider un verre; mais si l'on veut en ingurgiter un autre, même sans désemparer, il faut répéter la même formule. Aucun d'eux n'hésitait à la répéter. J'ai bu quelquefois en leur compagnie, et sans doute dans le même verre.
Des villages on descendait aussi pour chercher mon père quand le cas était grave. Mon père qui était médecin ne reculait pas devant le dérangement. J'entends encore sa phrase d'accueil, à la fois miséricordieuse et décidée, quand il traversait l'empire de Mariette et le trouvait occupé:
-Qu'est-ce qui ne va pas, mon ami?
Mariette dévisageait les nouveaux venus d'un coup d'oeil hostile et perspicace, qui démasquait les simulateurs et gla?ait les malheureux dont la présence importune co?ncidait avec l'heure sacrée des repas. J'ai assisté à bien des déballages de misères paysannes: elles ne s'avouent que peu à peu et gardent la pudeur des plaintes, comme si la maladie était une honte. Mais je ne comprenais pas cette réserve où je ne voyais qu'une difficulté de parole.
Octobre qui est la saison des vendanges marquait le triomphe de la cuisinière. C'étaient alors les entrées et sorties continuelles des vignerons qui occupaient le pressoir et qu'il fallait nourrir grand renfort de choux et de jambon, de boeuf bouilli et de pommes de terre dont le mélange répandait une buée chaude et savoureuse. Nous profitions de cette agitation, mes frères et soeurs et moi, pour nous établir sur les chenets, les poches pleines de noix que le vent avait secouées là-bas sur le chemin de la ferme, ou que nous avions sans permission abattues avec des gaules. Un caillou nous servait de marteau pour les écraser sur la pierre. Si la coque verte leur était restée, il en jaillissait un jus qui tachait les mains et les habits, et dont les meilleurs savons ne parvenaient pas à chasser les signes révélateurs. Mais le fruit bien pelé, bien blanc, pareil à un poulet à la broche pour d?ner de poupée, craquait sous la dent délicieusement. Ou bien nous faisions brisoler des chataignes, sournoisement, sur un coin du fourneau. Et nous go?tions le plaisir d'avoir chaud par tout le corps, après avoir subi au dehors, en tra?nant nos pieds dans les feuilles sèches, les bises d'automne qui dans mon pays sont apres et rudes.
Plus d'une fois aussi, j'ai suivi avec curiosité les mouvements de Mariette quand elle étouffait la volaille. Sa dextérité, comme son indifférence, était extrême. Tel le bourreau le plus exercé, elle décapitait les canards qui continuaient de courir sans leur tête, ce qui me frappait d'admiration. Un jour, elle me demanda de maintenir pendant l'opération un de ces volatiles récalcitrants. Comme je refusais mon concours d'une voix indignée, elle me dit avec la brusquerie qui lui était familière:
-Eh! faites le dégo?té vous en mangez bien!
Je ne vais pas vous conduire à travers toute la maison. Ce serait trop long, car elle a deux étages, dont le second est beaucoup moins agé que le premier, plus un grenier et la tour. La tour, au sommet de l'escalier en colima?on, commande les quatre horizons de ses quatre fenêtres. Cette vue multipliée, trop étendue à mon gré, ne m'intéressait pas beaucoup. Je suppose que les enfants détestent ce qui se perd, ce qui ne sert pas, les nuages, les paysages brouillés. Les jours de gros temps, on entendait de là le vent qui menait un vacarme infernal: on l'aurait pris pour un être vivant, puissant et incivil qui insultait les murailles avant de les jeter bas. L'escalier n'était pas trop clair, à la tombée de la nuit, on y prenait peur facilement et, à cause des marches qui s'amincissaient en s'encastrant dans la colonne de support, on risquait, si l'on allait vite, de se carabosser. Carabosser est un verbe que tante Dine avait inventé pour les chutes violentes obtenues par précipitation et d'où l'on se relevait meurtri, éclopé et enflé: il doit venir de la mauvaise fée Carabosse. Quant au grenier, nul de nous n'y aurait pénétré sans compagnie. Une seule lucarne lui accordait avec parcimonie une lumière insuffisante, de sorte que les tas de bois, les fascines et tous les objets mis au rancart, qui peu à peu venaient à prolonger indéfiniment leur existence inutile, prenaient des aspects bizarres d'instruments de torture ou de personnages mena?ants. En outre, les rats s'y livraient des batailles rangées, et des pièces qui étaient au-dessous on aurait cru assister à des courses organisées, avec sauts d'obstacles. De temps à autre on y mettait le chat, un superbe angora fainéant, gourmand et peu guerrier, qui sans doute craignait pour sa fourrure et miaulait de frayeur jusqu'à ce que tante Dine, qui en avait soin, le délivrat de sa corvée militaire, ce qui ne tardait jamais.
Le salon, dont les volets, d'habitude, étaient fermés et qu'on n'ouvrait que pour les jours de réception ou de cérémonie, nous était formellement interdit, et de même le cabinet de mon père, encombré de livres, d'appareils et de fioles, où l'on ne s'aventurait qu'au cours d'explorations rapides, où je voyais entrer toutes sortes de tristes figures qui, pour la plupart, se détendaient à la sortie. Mais, en revanche, on nous abandonnait la salle à manger. Elle fut le théatre de scènes tumultueuses, et plus d'une fois les chaises durent être rempaillées ou leur dossier remplacé. Nous envahissions en désordre la chambre de ma mère qui était très grande, et disposée de telle sorte, au centre de l'appartement, que tous les bruits y venaient. Ainsi ma mère, doucement, sans qu'on le s?t, veillait sur la maison; il ne s'y passait rien qu'elle n'en f?t aussit?t avertie. Et même, dans notre avidité de conquête, nous nous emparions de la salle de musique, petit salon octogone, d'une sonorité merveilleuse, qui donnait sur un balcon orienté au sud. Les soirs d'été, les veillées se faisaient là, à cause du balcon.
Il me reste à parler du jardin. Mais si j'en parle honnêtement, vous croirez, comme la dame de Paris, qu'il s'agit de l'un de ces vastes domaines qui entourent les chateaux historiques. Je n'arrive plus à comprendre, quand je m'y promène, comment il a pu me para?tre si grand, et dès que je n'y suis plus, il reprend dans mon souvenir sa véritable importance. C'est peut-être qu'il était alors si mal entretenu qu'on avait l'impression de s'y perdre. Sauf le potager dont les plates-bandes s'alignaient en bon ordre, tout y poussait à l'aventure. Dans le verger, où les poires et les pêches que palpaient nos doigts insinuants ne parvenaient pas à m?rir avant d'être cueillies, montait une herbe drue et haute, aussi haute que moi, ma parole! Et je songeais tout de suite aux forêts vierges que traversaient les enfants du capitaine Grant. Une roseraie, chef- d'oeuvre d'un a?eul ami des fleurs, s'épanouissait dans un coin lorsque bon lui semblait, et sans le secours des tailles ni des arrosoirs. Ma mère, quand elle avait des loisirs, bien rarement, lui donnait ses soins, mais il aurait fallu un homme de l'art. Les allées étaient envahies par la mauvaise herbe, et il fallait les chercher pour les trouver. En revanche, d'autres qui n'avaient pas été tracées surgissaient au milieu des pelouses. Et juste sous les fenêtres de la chambre de ma mère coulait une fontaine: le jour, on ne l'entendait pas, à cause de l'habitude, mais la nuit, quand tout se tait, sa plainte monotone remplissait le silence et me prédisposait, sans que je susse pourquoi, à la tristesse.
Je néglige une vigne qui aboutissait aux batiments de ferme, et dont nous n'étions occupés que pour la soulager de ses raisins, et je viens enfin au plus beau fouillis de buissons, de ronces, d'orties, de toutes plantes sauvages, qui nous appartenait en propre. Là nous étions les ma?tres et seigneurs souverains. Il n'y avait plus, avant le mur d'enceinte, qu'une chataigneraie qui n'était que la prolongation de notre territoire réservé. Quand je dis: une chataigneraie, c'est quatre ou cinq chataigniers. Mais un seul fait déjà une grande ombre. Il y en avait un dont les racines avaient descellé un pan de muraille. Par cette brèche ouverte, dont je ne m'approchais pas sans inquiétude, je m'imaginais que des voleurs pénétraient.
Il est vrai que j'étais armé. Mon père m'avait raconté l'Iliade et l'Odyssée, la Chanson de Roland et diverses autres épopées d'où je sortais bouillant, impétueux et héro?que. J'étais tour à tour Roland furieux ou le magnanime Hector. Avec une épée de bois je livrais aux Grecs ou aux Sarrasins, que figuraient les buissons, des combats meurtriers, dont patissaient quelquefois de paisibles choux et d'inoffensives betteraves que je taillais en pièces.
Mes armes m'étaient fournies par un des singuliers ouvriers qu'on employait au jardin ou à la vigne. Il y en avait jusqu'à trois qui travaillaient isolément, chacun dans son coin, avec des attributions spéciales, mais avec une besogne indéterminée. On évitait de les réunir, car ils se détestaient. Où les avait-on recrutés?
Leur choix provenait sans doute de la mémorable incurie de mon grand- père qui laissait tout le monde tranquille, et la terre pareillement, ou de la bonté de ma mère bien capable d'avoir repêché ces tristes débris.
Le premier en date, le plus ancien dans mon souvenir, mon armurier par surcro?t, s'appelait Tem Bossette. Nom et prénom étaient, je pense, des surnoms. L'origine n'en est pas malaisée à découvrir. Tem devait venir d'Anthelme qui est un saint vénéré dans ma province. Quant au sobriquet de Bossette, j'ai cru longtemps que c'était une allusion indélicate à la vo?te qu'il portait sur le dos à force de se pencher sur sa pioche. Mais j'ai trouvé une étymologie plus conforme à sa paresse et à son caractère, et je la soumets humblement MM. les philologues qui sauront lui consacrer, selon leur habitude, plusieurs volumes in-folio. Chez nous, la bosse a plus d'un sens: elle désigne notamment la futaille où l'on dépose la vendange pour la ramener commodément des vignobles, et je vois encore l'effarement peint sur le visage d'un ami à qui je faisais les honneurs de ma ville natale et qui lisait une affiche, une simple petite affiche composée de ces quelques mots: A vendre une bosse ovale. ?Heureux pays, me dit-il, où les bossus font commerce de leur gibbosité!? Et il se crut malin en ajoutant: ?Mais trouvent-ils acquéreurs? ? Je lui expliquai sa méprise. Or notre Tem était un ivrogne célèbre. Notre cave surtout le savait. Bossette, petite bosse: lui aussi devait contenir la vendange. Et, même, à la fin de sa vie, aurait-on pu supprimer le diminutif.
Il me fabriquait des sabres avec les échalas de la vigne. En récompense je lui portais des bouteilles supplémentaires que j'obtenais de tante Dine, plus spécialement chargée de l'office, en lui représentant la splendeur de mon armement. On se plaignait bien de temps à autre que les ceps fussent dépourvus de tuteurs. Les sarments sans attache se résignaient à ramper. Ils pompaient toute l'humidité du sol. Mais grand-père, indifférent, ne blamait personne, et veuillez compter tous les échalas qui étaient indispensables à mon équipage. Il m'en fallait pour mes panoplies, et il m'en fallait pour mes écuries. Le nombre de mes chevaux attestait ma magnificence. Avec un baton entre les jambes, j'acquérais une étonnante vélocité, et pour chaque bataille je changeais de monture.
Tem Bossette e?t été grand s'il se f?t tenu droit, mais il était gros à n'en pas douter et sa tête ronde ressemblait assez à une courge. ? Grosse tête à rare esprit ?, disait de lui, en pin?ant les lèvres, Mimi Pachoux qui était jardinier, pépiniériste, lampiste, fumiste, serrurier, menuisier, réparateur d'horloges et de fa?ences, frotteur de parquets, scieur de bois, commissionnaire et je ne sais quoi encore. Ah! si! quand la saison était mauvaise, il portait les morts. Se présentait-il une difficulté, avait-on besoin d'une aide?- Appelez Mimi! proclamait grand-père. Et l'on appelait Mimi, ce qui demandait plusieurs heures, car on ne le trouvait jamais, de sorte que, lorsqu'il arrivait enfin, le travail était fait, mais on lui en attribuait le mérite:
-Ce Mimi, pas plus t?t venu, tout s'arrange!
Représentez-vous un petit bout d'homme mince, maigre, net, prompt, vif et, par surcro?t, invisible. Invisible, c'est comme je vous l'affirme, à moins que vous ne préfériez lui accorder le don d'ubiquité. Il entamait le matin plusieurs journées, à six heures chez l'un et quelquefois en avance -oh! ce Mimi, quel zèle! -A six heures cinq chez l'autre, et avant le quart chez un troisième, s'annon?ait bruyamment au premier, courait chez le second, volait chez le dernier, se glissait en tapinois, sortait en secret, rentrait en catimini, répondait ici, expliquait là, réclamait ailleurs, apparaissait, disparaissait, reparaissait, commen?ait en hate, continuait précipitamment, n'achevait rien, et le soir touchait sa paie de trois c?tés à la fois. Mon grand-père rapportait que plusieurs personnes de ses relations voyaient leur double. Mon père disait que c'était une maladie bien connue et qu'il suffisait de boire. J'essayai, mais je vis tout bouger. C'était Tem Bossette qui buvait, mais notre Mimi Pachoux voyait son triple.
Quant au dernier ouvrier de notre équipe, il ne fallait pas le perdre de vue une minute parce qu'il voulait absolument se pendre. Il avait fait plusieurs tentatives qui avaient échoué. On se relayait pour sa surveillance. Mariette lui refusait la moindre ficelle, même s'il en avait le plus pressant besoin, et on l'utilisait spécialement dans les espaces découverts. Les premiers temps on l'appelait Dante, mais son nom était Béatrix. Son surnom lui venait du spirituel archiviste départemental. Avec sa figure longue et malchanceuse il br?lait d'aller aux Enfers, et sans cesse on lui coupait la corde. Peu à peu il fut le Pendu et on ne le désigna plus autrement. Très peu de gens consentaient à l'employer, à cause de la police qu'il exigeait pour éviter une catastrophe. Ma mère fut sa providence. On lui confiait les gros travaux, mais il les abandonnait généreusement à tante Dine qui était forte, active et capable de remuer jusqu'aux tonneaux, ce qu'il considérait avec admiration, les bras ballants et la bouche ouverte. Cette bouche ne contenait que deux dents qui, par un hasard merveilleux, se juxtaposaient avec exactitude, de sorte que, lorsqu'elles s'appuyaient l'une contre l'autre dans ce désert, on pouvait croire que c'était la même qui unissait les deux machoires.
Vous comprenez maintenant à quel point notre jardin était inculte. L'aurais-je mieux aimé couvert de fleurs et de fruits que dans cet état lamentable où il me semblait immense, profond et mystérieux? Cher vieux jardin aux herbes folles, toujours un peu humide à cause de l'ombre excessive des branches abandonnées à leurs caprices, où j'ai tant joué et tant inventé de jeux, où j'ai connu la gloire des combats, la curiosité des explorations, l'orgueil des conquêtes, l'ivresse de la liberté, sans omettre l'amitié des arbres et la saveur des fruits cueillis en cachette, vous êtes aujourd'hui méconnaissable. Ratissé, peigné, taillé, arrosé, du sable fin dans les allées, un gazon ras autour des corbeilles, ne pensez pas avec vos beautés nouvelles m'éblouir...
Quand je m'y promène, c'est à l'aventure. J'écrase les plates-bandes, je piétine les pelouses, je menace les fleurs jusqu'à ce que le nouveau jardinier, qui a remplacé à lui seul, et trop bien, Tem Bossette, Mimi Pachoux et le Pendu, me crie d'une voix altérée par l'émotion:
-Faites donc attention, monsieur!
Il faut l'excuser. Il ne sait pas que je rends visite à mon jardin d'autrefois.
Mais, pour compléter ce portrait de la maison, il manque... oh! presque rien! Presque rien et presque tout, une ombre et un pas.
Le pas de mon père, personne ne s'y est jamais trompé. Rapide, égal, sonore, il ne pouvait se confondre avec nul autre. Dés qu'on l'entendait retentir, tout changeait comme par enchantement. Tem Bossette enfon?ait sa pioche avec une vigueur insoup?onnée; Mimi Pachoux, qu'on avait cessé de voir, surgissait comme un diable d'une botte; le Pendu se mesurait avec un f?t important; Mariette activait son feu, nous rentrions dans le rang, et grand-père, je ne sais pourquoi, s'en allait. Y avait-il une question à trancher, un ennui à supporter, une menace à craindre? Quand on avait annoncé: Il est là, c'était fini, toute inquiétude se dissipait aussit?t, chacun respirait comme après une victoire. Tante Dine surtout avait une manière de proclamer: Il est là! qui e?t mis en fuite l'agresseur le plus résolu. Cela signifiait: Attendez donc vous allez voir ce qui va se passer. Ce ne sera pas long! En un instant, justice sera rendue! Avertis de cette présence, nous nous sentions une force invincible. C'était une impression de sécurité, de protection, de paix armée. Et c'était aussi une impression de commandement. Chacun occupait son poste. Mais grand-père n'aimait ni à commander ni à être commandé.
L'ombre, c'est, derrière le volet à demi clos de sa fenêtre, celle de ma mère qui n'a pas tout son monde rassemblé autour d'elle. Elle attend mon père, ou notre retour du collège. Quelqu'un est absent. Elle craint pour lui. Ou bien le temps est orageux, elle interroge le ciel pour savoir s'il faut allumer la chandelle bénite. Une autre paix émanait d'elle, une paix, comment dirais-je? qui s'étendait au delà des choses de la vie, qu'on recevait en dedans, qui calmait les nerfs et les coeurs, une paix de prière et d'amour. Cette ombre, que je guettais chaque fois que je rentrais, que je guette encore quand même je sais bien qu'elle n'est plus là, qu'elle est ailleurs, c'était l'ame de la maison qui transparaissait comme la pensée sur un visage.
Ainsi nous étions gardés.
Au delà de la maison il y avait la ville, en contre-bas comme il convient, et plus loin un grand lac et des montagnes, et plus loin encore, sans doute, le reste du monde. Ce n'étaient que des annexes.
Chapter 1 LE ROYAUME
30/11/2017
Chapter 2 LA DYNASTIE
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Chapter 3 LES ENNEMIS
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Chapter 4 LE TRAITé
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Chapter 5 LES IMAGES
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Chapter 6 LE DéSIR
30/11/2017
Chapter 7 LA DéCOUVERTE DE LA TERRE
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Chapter 8 LE CAFé DES NAVIGATEURS
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Chapter 9 LA POLITIQUE
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Chapter 10 LE CIRQUE
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Chapter 11 LE COMPLOT
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Chapter 12 MA TRAHISON
30/11/2017
Chapter 13 LES DEUX VIES
30/11/2017
Chapter 14 PROMENADE AVEC MON PèRE
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Chapter 15 L'éPIDéMIE
30/11/2017
Chapter 16 L'ALPETTE
30/11/2017
Chapter 17 LA FIN D'UN RèGNE
30/11/2017
Chapter 18 L'HéRITIER
30/11/2017
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